Bévacizumab et cécité : quand la prescription hors AMM inquiète !
Par Abderrahim Derraji, Docteur en pharmacie
En réaction aux informations qui circulent au sujet des complications graves survenues chez des patients ayant reçu une injection intravitréenne de bévacizumab (Avastin®) à la clinique d'ophtalmologie de l'Hôpital 20 Août 1953, Le Centre hospitalier universitaire (CHU) Ibn Rochd de Casablanca a rendu public, le 4 octobre 2023, un communiqué donnant des détails concernant cette affaire.
La direction de cet hôpital indique qu’il s’agit de 16 patients souffrant de rétinopathie avec une déficience visuelle. Ces malades, suivis au service d'ophtalmologie, se sont vu administrer, le 19 septembre 2023, une injection intravitréenne de bévacizumab «conformément aux recommandations en vigueur».
Le communiqué précise que dès le jour suivant l’injection, deux patients ont présenté une rougeur, de la douleur oculaire et une baisse de la vision. L'équipe médicale a réagi immédiatement en convoquant tous les patients ayant reçu l'injection le 19 septembre 2023. Les personnes concernées ont été hospitalisées, placées sous surveillance médicale et traitées par des thérapies adéquates.
L’équipe médicale a constaté une amélioration notable de l'état de tous les patients traités. Cinq d'entre eux ont quitté l'hôpital après avoir terminé leur traitement, tandis que les autres malades sont restés à l'hôpital pour bénéficier d’un suivi médical continu par des médecins spécialistes. Ces patients seront autorisés à regagner leur domicile dès qu’ils auront terminé leur traitement.
Par ailleurs, la direction de l'Hôpital 20 Août 1953 souligne que cette injection est utilisée depuis plusieurs années dans la prise en charge de certaines affections oculaires, en particulier chez les patients atteints de complications de maladies chroniques tel que le diabète. Pour cette direction, «l’administration de l’Avastin représente une avancée majeure dans le traitement des rétinopathies. Elle est utilisée dans tous les centres d'ophtalmologie à travers le monde pour ralentir la détérioration de la vision chez les patients».
L’Avastin® dont le principe actif est le bévacizumab est utilisé hors Autorisation de mise sur le marché (AMM) dans la prise en charge de certaines rétinopathies.
Autrement dit, cette indication ne figure pas sur son AMM. Par contre,Lucentis®
(ranibizumab) et Eylea® (aflibercept®) deux médicaments commercialisés respectivement par Novartis et Bayer, sont autorisés, entre autres, dans l'indication : «traitement de la forme néovasculaire (humide) de la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA)».
On se demande, de ce fait, pourquoi les ophtalmologistes utilisent au Maroc Avastin® au lieu de Lucentis® ou Eylea® ?
La raison est avant tout économique.
En effet, un flacon de 4 ml d’Avastin®, pouvant traiter de nombreux malades ,une fois, a un prix public de vente (PPV) de 2.908 dirhams et un prix hospitalier (PH) de 2.581 dirhams.
Une ampoule de 0,3 ml Lucentis® est vendue à un PPV de 7.850 DHS et un PH de 7.669 DH et un flacon de 2 ml d’Eylea a un PPV de 7920?et un PH de 7741.
Cet écart de prix et le fait qu’Avastin® soit remboursé contrairement à Lucentis® et d’Eylea expliquent le choix des médecins dont le souci majeur est de traiter le maximum de malades et à un moindre coût.
La prescription hors AMM n’est pas interdite aux médecins tant qu’ils respectent certaines conditions dont la plus importante est l’absence d’alternative médicamenteuse appropriée disposant d’une AMM ou d’une ATU (autorisation temporaire d’utilisation).
Pour sécuriser l’utilisation hors AMM d'Avastin®, des pays ont mis en place des garde-fous. La France, par exemple, a adopté une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) de ce traitement dans certaines formes de la dégénérescence maculaire liée à l’âge [1].
Cette RTU impose des conditions drastiques aussi bien au prescripteur qu’au pharmacien qui prépare les doses à administrer.
Avant toute prescription, l'ophtalmologiste doit juger indispensable le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l’état clinique de son patient. Il doit motiver sa prescription dans le dossier médical du patient.
S’il décide de prescrire une spécialité dont l’indication faisant l’objet de RTU, il doit s’engager à respecter le protocole de suivi associé à la RTU et notamment à informer le patient de la non-conformité de la prescription de la spécialité concernée avec son AMM. Il doit également le tenir au courant des risques encourus, des contraintes et des bénéfices potentiels, et des conditions de prise en charge du traitement par l’assurance maladie. Le médecin doit aussi utiliser la fiche de prescription et de suivi.
Le pharmacien qui prépare et dispense les préparations hospitalières d’Avastin® doit s’engager à respecter les instructions de préparation, à assurer la traçabilité des préparations et des dispensations effectuées. Il est également chargé de transmettre les fiches de prescription et de suivi aux Hospices civils de Lyon qui assurent la mise en œuvre du suivi détaillé dans ce protocole.
Cette RTU définit par ailleurs les causes qui doivent entraîner une interruption du traitement et indique les effets indésirables et les modalités de suivi des patients.
On peut se demander : qu’en est-il au Maroc ?
En tout cas, une enquête médicale et administrative est actuellement en cours. Celle-ci devrait définir les éventuelles vulnérabilités des procédures qui seraient à l'origine de ces graves effets indésirables.
On ose espérer que la transparence soit de mise, et surtout que les leçons soient tirées de cette affaire sérieuse qui nous démontre une fois de plus que les médicaments ne sont pas des produits anodins. Tout défaut de vigilance, aussi minime soit-il, est payé cash !
(1) Lien
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